Santé mentale et précarité, le prisme de l’exclusion sociale.

Dr Pierre Smith Sciensano, département d’épidémiologie et santé publique - UCLouvain, Institut de Recherche Santé et Société

La précarité n’est qu’un déterminant parmi d’autres des problèmes de santé mentale. La précarité peut être considérée comme une dimension d’un concept plus large, l’inclusion sociale.
Depuis plusieurs années, de nombreux organismes internationaux (comme l’Organisation Mondiale de la Santé – OMS et l’Association Mondiale de Psychiatrie – World Psychiatric Association – WPA) mettent en avant l’importance d’améliorer l’inclusion sociale des personnes souffrant d’un trouble de santé mentale, et de plusieurs pays ont mis en place des politiques et interventions en ce sens. L’inclusion sociale est un concept multidimensionnel qui peut être défini comme la participation d’un individu aux dimensions clés de la société dans laquelle il ou elle vit. Le Centre pour l’Analyse de l’Exclusion Sociale de la London School of Economics a identifié quatre dimensions principales parmi les différentes définitions existantes de l’inclusion sociale: la consommation, c’est-à-dire la capacité d’acheter des biens et des services,  la production, c’est à dire la participation à des activités économiquement ou socialement utiles, l’interaction sociale avec la famille, les amis, la communauté et l’engagement social et politique, c’est-à-dire la possibilité d’influencer son environnement.

Exclusion sociale et santé mentale : l’œuf ou la poule ?

La première étude sur l’association entre inclusion sociale et santé mentale était probablement l’étude sociologique d’Emile Durkheim, Suicide, publiée en 1897[4]. Dans cette étude, Durkheim a analysé l’association entre le taux de suicide dans différents pays et les caractéristiques socio-démographiques des populations de ces pays. Son hypothèse était que certaines caractéristiques socio-démographiques, telles que le statut marital, influençaient la probabilité de commettre un suicide. Cette étude suggérait que l’exclusion et l’inclusion sociale des individus sont, respectivement, un facteur de risque et protecteur des problèmes de santé mentale (en l’occurrence, le suicide). Cependant, l’association entre exclusion sociale et santé mentale est-elle si simple ? L’étude de Durkheim soutient l’hypothèse de la causalité sociale, affirmant que l’exclusion sociale augmente le risque de mauvaise santé mentale, de dépendance ou de suicide en raison de conditions sociales et économiques défavorables. Par la suite, le sens de cette causalité a souvent été remis en question : l’exclusion sociale conduit-elle à une mauvaise santé mentale, ou la mauvaise santé mentale mène-t-elle à l’exclusion sociale ? Ces deux hypothèses illustrent respectivement l’hypothèse de causalité sociale et l’hypothèse de sélection sociale.
L’hypothèse de la sélection sociale stipule que les personnes ayant des problèmes de santé mentale dérivent vers l’exclusion sociale en raison des incapacités, de la discrimination et de la stigmatisation, et de la baisse de la productivité économique causées par leur maladie.
Plusieurs études ont soutenu soit l’hypothèse de causalité sociale soit l’hypothèse de la sélection sociale. Cependant, suite aux nombreuses recherches sur la stigmatisation des personnes souffrant d’un trouble de santé mentale, les politiques de santé de nombreux pays au début des années 2000 se sont concentrées sur la lutte contre l’exclusion sociale comme une conséquence plutôt que comme une cause de problèmes de santé mentale. Cette association complexe a conduit à la création de modèles dans lesquels l’association causale entre exclusion sociale et santé mentale se produit dans les deux sens, dans un cercle dynamique : être socialement exclu augmente le risque de développer un problème de santé mentale, qui va renforcer l’exclusion sociale…

Quelle est l’étendue de ce phénomène de cycle d’exclusion ? Pour l’étudier, il est important de distinguer les troubles modérés de santé mentale des troubles sévères, car ces deux groupes ont des besoins différents mais sont aussi exposés différemment à l’exclusion sociale. Les troubles modérés ont une prévalence plus élevée dans la population (ex : trouble anxieux), tandis que les troubles sévères de santé mentale (ex : troubles psychotiques et de la personnalité) ont une prévalence plus faible (environ 5%) mais avec des besoins complexes et à long terme. Cet article se focalisera sur deux indicateurs importants de l’inclusion sociale : l’emploi et le réseau de support social.

Santé mentale et emploi

En termes de capacité de production et de consommation, le risque d’être sans emploi dans les pays de l’OCDE (NDLR : Organisation de coopération et de développement économiques) en comparaison à la population générale est deux à trois fois plus élevé pour les personnes présentant des troubles modérés de santé mentale, et six à sept fois plus élevé pour les personnes souffrant d’un trouble sévère de santé mentale.
Bien que 70% à 90% des personnes souffrant d’un trouble sévère de santé mentale veuillent travailler,
c’est un des groupes de la population avec le taux de non-emploi le plus élevé : seuls 10 à 20% ont une activité professionnelle, rémunérée ou non[15,16]. La principale barrière à l’emploi décrite dans la littérature est la stigmatisation et la discrimination envers les personnes souffrant d’un trouble de santé mentale, particulièrement les troubles sévères. En effet, les personnes atteintes de maladie mentale déclarent souvent être stigmatisées sur leur lieu de travail ou lors de leur recherche d’emploi.
Du côté des employeurs, des études ont montré que ceux-ci ont souvent une mauvaise connaissance ou une mauvaise représentation de la maladie mentale. Les employeurs croient souvent que les personnes souffrant d’un trouble sévère de santé mentale ont tendance à être violentes, qu’ils ne peuvent pas réaliser des tâches complexes, et ils sont donc réticents à les embaucher sauf incitant de l’État ou obligation légale.
Alors que les personnes souffrant d’un trouble de santé mentale sont moins susceptibles de trouver et de conserver un emploi, plusieurs études ont également montré que le non-emploi a lui aussi des effets négatifs sur la santé mentale, en augmentant la dépression et l’anxiété.
Le non-emploi peut donc être à la fois une cause et une conséquence des problèmes de santé mentale. L’emploi est une dimension clé de l’inclusion sociale, car en plus d’apporter une stabilité économique, aller au travail tous les jours améliore la confiance en soi et favorise les interactions avec les collègues et l’amélioration des liens sociaux.
En Belgique, un rapport de l’OCDE a montré qu’en 2008, par rapport à la population belge sans problème de santé mentale, le taux d’emploi des personnes souffrant d’un trouble de santé mentale (troubles modérés et sévères confondus) était inférieur de 15% (respectivement 65% et 50%). En 2015, les coûts indirects des problèmes de santé mentale sur le marché du travail représentaient
2,30 % du produit intérieur brut (PIB) de la Belgique, soit le pourcentage le plus élevé parmi les pays de l’OCDE. Les problèmes de santé mentale sont une cause majeure d’absentéisme au travail en Belgique. En 2016, ils étaient responsables de 35% de l’absentéisme pour maladie des salariés, 22% chez les indépendants, et ces pourcentages augmentent avec le temps.

Santé mentale et support social

En termes de support et interactions sociales, le réseau de support social (RSS) des personnes souffrant d’un trouble de santé mentale diffère de celui de la population générale en termes de taille et de composition. Au début des années 2000 au Royaume-Uni, les proportions de personnes déclarant un manque sévère de soutien social étaient respectivement de 17% chez les personnes souffrant d’un trouble modéré de santé mentale, 33% chez les personnes souffrant d’un trouble sévère, contre 8% dans la population générale.
En ce qui concerne la taille et la qualité du RSS, bien que les personnes les plus atteintes ne soient pas complètement isolées, de nombreuses études ont montré que les personnes souffrant d’un trouble sévère de santé mentale ont des réseaux plus petits et de moindre qualité, en comparaison à la population générale.
En effet, une étude a révélé que la taille du RSS des personnes souffrant d’un trouble sévère de santé mentale était inférieure de 2,5 fois à la taille du RSS de la population générale. Une revue systématique sur le RSS des personnes atteintes de psychose a estimé que la taille moyenne pondérée de l’ensemble de leur RSS était de 11,7 membres et de 3,4 membres spécifiquement pour leur réseau d’amis. Le RSS des personnes souffrant d’un trouble sévère de santé mentale diffère également de celui de la population générale en termes de composition car ils ont tendance à inclure une plus grande proportion de membres de la famille (~ 45 % de leur RSS), une plus faible proportion d’amis (~ 25 %), et une plus grande proportion de professionnels des soins de santé (~ 15 %).

Evolution de la situation

Ces différents chiffres montrent l’étendue de l’exclusion sociale des personnes souffrant d’un trouble modéré ou sévère de santé mentale, mais qu’en est-il de l’évolution de la situation sur ces dernières années ? De nombreux pays, y compris le Belgique, ont développé des interventions et des politiques destinées à améliorer leur niveau d’inclusion sociale, tels que des programmes de réinsertion à l’emploi ou au logement.
Nous avons publié récemment une étude visant à évaluer l’évolution en Belgique, entre 1997 et 2018, de l’inclusion sociale des adultes souffrant d’un trouble modérée ou sévère de santé mentale par rapport à la population générale sans trouble de santé mentale. Nous avons utilisé les données sur la population adulte générale des enquêtes nationales de santé par interview réalisées par Sciensano en 1997, 2001, 2004, 2008, 2013 et 2018.
L’inclusion sociale a été évaluée avec des indicateurs relatifs au statut d’emploi, au revenu, aux contacts sociaux et au statut marital.
Les résultats de cette étude sont cohérents avec ceux d’études antérieures qui ont trouvé un gradient d’inclusion sociale selon la gravité de la maladie mentale; les personnes souffrant d’un trouble sévère sont moins incluses socialement que les personnes souffrant d’un trouble modéré, qui le sont moins que la population générale.
Plus important encore, cette étude a montré qu’en Belgique, cette tendance s’est aggravée au fil du temps, malgré les récentes réformes des soins et des politiques de santé mentale. Depuis de 1997, la probabilité d’être sans emploi, d’avoir des contacts sociaux limités et de vivre avec moins de 60% du revenu médian a augmenté pour les personnes souffrant d’un trouble sévère de santé mentale.
L’écart entre les personnes souffrant d’un trouble sévère et les personnes souffrant d’un trouble modéré ou sans trouble s’est creusé au cours des vingt dernières années : l’inclusion sociale de la population générale et des personnes souffrant d’un trouble modéré de santé mentale s’est améliorée, alors qu’elle a diminué pour les personnes souffrant d’un trouble sévère.
Ces résultats peuvent être expliqués par deux hypothèses principales. Premièrement, les politiques et les réformes mises en œuvre entre 1997 et 2018 en Belgique ont peut-être amélioré l’inclusion sociale des personnes souffrant d’un trouble modéré de santé mentale, mais pas celle des personnes souffrant d’un trouble sévère. Deuxièmement, certains contextes et événements, comme les périodes de récession économique, ont, peut-être, eu un impact négatif plus important sur l’inclusion sociale des personnes souffrant d’un trouble sévère de santé mentale que chez les personnes souffrant d’un trouble modéré. Ces différents indicateurs d’inclusion sociale devraient faire partie d’un monitoring systématique de la santé mentale en Belgique, au niveau de la population générale (l’inclusion sociale est un indicateur important du bien-être) et, plus spécifiquement au niveau des personnes souffrant d’un trouble de santé mentale. Il est par exemple probable que la récente pandémie de COVID-19 ait un impact à court et plus long terme sur l’inclusion sociale des personnes souffrant d’un trouble de santé mentale. De plus, de nouvelles initiatives seront sûrement mises en place dans le futur afin d’améliorer l’inclusion sociale des personnes souffrant d’un trouble de santé mentale. Un monitoring adéquat permettrait donc d’évaluer l’impact de ces nouvelles interventions et politiques.
En conclusion, l’exclusion sociale des personnes souffrant d’un trouble de santé mentale est une priorité pour plusieurs raisons. Premièrement, leur exclusion sociale est en conflit avec la Convention internationale des droits de l’homme. Deuxièmement, pour améliorer fondamentalement la santé mentale de la population, il est indis-pensable d’améliorer en parallèle l’inclusion sociale des groupes vulnérables. Enfin, leur exclusion sociale représente aussi un coût direct (par exemple sur les soins de santé) et indirect (par exemple allocations de chômage et d’incapacité de travail) important pour notre société.
La santé mentale n’est donc pas uniquement la responsabilité du système de soins de santé, elle requiert une approche globale, « mental health in all policies », au niveau économique (ex : marché du travail) mais aussi dans les secteurs de l’éducation, du logement, etc. Une amélioration de l’inclusion sociale requiert aussi un changement dans la perception des troubles de santé mentale dans notre société, par exemple par le biais de campagnes de déstigmatisation.

Plusieurs recommandations pour améliorer l’inclusion sociale des personnes souffrant d’un trouble de santé mentale en Belgique ont été développées et publiées en 2021 dans le cadre de ma thèse de doctorat (chapitre 8) disponible au lien suivant : https://dial.uclouvain.be/pr/boreal/object/boreal:251279