La littératie en santé, utile pour les patient.e.s?
Gilles Henrard, Médecin généraliste
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Le terme « littératie » reste peu connu du grand public. Par contre, les chercheurs, les financeurs et dans une certaine mesure les pouvoirs publics commencent à l’adopter. D’où l’intérêt de bien « situer » le concept, c’est-à-dire de comprendre d’où il vient, ce qu’il désigne, et quelles sont ses forces et ses faiblesses.
Le terme vient de l’anglais « literacy ». Il désigne la capacité des gens à gérer les informations pour leur permettre de prendre les meilleures décisions possibles. Ce n’est pas seulement savoir lire et écrire, comme on l’entend classiquement quand on parle d’analphabétisme, c’est arriver à trouver, comprendre, analyser de manière critique et enfin mettre en pratique l’information.
On parle de littératie « en santé » quand il s’agit de décisions qui concernent la santé.
Le concept a pris son essor dans les années 1990 aux Etats-Unis et au Canada. Il a commencé à être utilisé en Europe plus tard au début des années 2010.
Un de ses points forts est qu’il met en avant le fait que les soins sont souvent trop compliqués et que nous ne sommes pas égaux face à ces difficultés. C’est une manière de pointer les inégalités sociales de santé. Un de ses points faibles serait, par contre, qu’en se centrant sur l’importance de la seule information des individus, il pourrait faire oublier que la santé ne dépend pas seulement de choix rationnels « bien informés », mais aussi de contraintes de vie. Manger bio et faire régulièrement du sport de détente, c’est moins facile quand, par exemple, on élève seul.e trois enfants.
Plus que de longues définitions, des témoignages directs de personnes en difficulté avec les langues expertes, c’est-à-dire très spécialisées et qui ne sont pas construites pour être comprises par la majorité des gens, comme la médecine, nous semblent efficaces pour sensibiliser aux problèmes de la littératie en santé. Le centre d’alphabétisation « la Jarnigoine » à Montréal y contribue brillamment avec de courtes vidéos.
Les soins de santé confrontent en effet les patient·e·s à des situations particulièrement complexes. C’est par exemple le cas quand la signalétique pour se déplacer dans les hôpitaux est difficile à suivre, quand les professionnel·le·s utilisent du jargon pendant les consultations ou lorsque des documents administratifs sont trop difficiles à lire. Et si vous réunissez un panel de citoyens belges tirés au sort et que vous les mettez dans des conditions optimales pour formuler des recommandations politiques, comme cela a été fait lors du « G1000 », que proposent-ils pour notre système de santé ? Entre autres : « une simplification préparée par un conseil de citoyens selon un processus participatif ! Nous nous positionnons donc en faveur d’une littératie en santé fondamentalement critique, c’est-à-dire qui aide à mieux fonctionner dans le système tel qu’il est, mais qui, en restant consciente de ses limites, donne des armes pour le changer. »
Beaucoup de définitions de la littératie en santé mettent l’accent sur les compétences des patient·e·s. Ces compétences sont le plus souvent mesurées, « quantifiées », par des questionnaires… et pointées comme « problématiques » ou « insuffisantes » en dessous d’un certain seuil arbitraire.
Or nous pensons que c’est avant tout aux professionnel·le·s de la santé que revient la responsabilité de s’organiser pour être plus clairs.
Malheureusement, même si communiquer clairement est une compétence professionnelle internationalement reconnue, en plus d’une obligation légale, cela reste très peu enseigné et valorisé dans les professions de santé.
Au-delà des compétences individuelles, c’est tout l’environnement des institutions de soins (hôpitaux et centres de santé par exemple) qui devrait devenir plus « pro-littératie ». Ces institutions devraient rendre la circulation en leur sein plus simple et l’information nécessaire à l’utilisation de leurs services, plus claire et facile à utiliser.
L’institution de soins « pro-littératie »…
1. Possède un leadership qui fait de la littératie en santé une partie intégrante de sa mission, de sa structure et de ses services.
2. Intègre la littératie en santé dans la planification, l’évaluation, la sécurité des patient·e·s et l’amélioration de la qualité.
3. Forme ses travailleurs et ses travailleuses à la littératie en santé et suit les progrès.
4. Inclut les usagers et usagères dans la conception, la mise en œuvre et l’évaluation de l’information et des services.
5. Répond aux besoins d’usagers et usagères présentant un large éventail de niveaux de littératie en santé tout en évitant la stigmatisation.
6. Utilise des stratégies de communications interpersonnelles pro-littératie et confirme la compréhension à tous les points de contact.
7. Fournit un accès facile aux informations et aux services de santé ainsi qu’une aide à la navigation.
8. Conçoit et distribue des contenus imprimés, audiovisuels et de médias sociaux qui sont faciles à comprendre et à utiliser.
9. Aborde la littératie en santé dans les situations à haut risque, y compris les transitions de soins et la communication sur les médicaments.
10. Communique clairement à propos de ce que les usagers et usagères devront payer pour les services.
A la lecture de ces critères, nous imaginons assez bien en quoi un hôpital ou un centre de santé devenu « pro-littératie » serait plus favorable à l’implication des patient·e·s.
Mais concrètement, comment des interventions se revendiquant de la littératie en santé peuvent-elles aider à s’en rapprocher ?
Voici quelques réflexions personnelles.
Pour amorcer le chemin vers plus d’implication des patient·e·s dans les soins, il est encore souvent nécessaire de convaincre des interlocuteurs récalcitrants sur l’idée même. Et de pouvoir répondre le plus simplement possible à la question : pourquoi les patient·e·s sont-ils des partenaires indispensables ?
Dans notre expérience, même si des raisons d’ordre éthique devraient être suffisantes, deux arguments fonctionnent particulièrement bien.
D’abord rappeler que, contrairement à une « fiction partagée » qui les représente essentiellement comme des usagers/clients passifs des services de santé, les patient·e·s sont des maillons essentiels de la chaine de soins.
La majorité des décisions qui ont un impact sur la santé sont prises en amont, en aval ou en marge de celles qui sont prises par les professionnel·le·s.
De même, la grande majorité du temps consacré à « prendre soin » est du ressort des patient·e·s eux-mêmes et de leurs aidants proches, en dehors des institutions de soin.
Angela Coulter a mesuré cet écart : 5 à 10 heures par an et par patient par des professionnel·le·s de la santé et plus de 6000 heures par an pour les patient·e·s à prendre soin d’eux-mêmes. Au vu de cette montagne d’expérience, les patient·e·s gagneraient à être considérés non plus comme une somme de besoins mais comme a priori détenteurs d’une somme de savoirs expérientiels très riches, un expert de la vie « avec » la maladie, complémentaire aux savoirs « sur » la maladie.
Ensuite, rappeler qu’en tant que professionnel·le·s de la santé, la prise en compte de cette complémentarité entre savoirs expérientiels et savoirs scientifiques dans les soins est susceptible, très pratiquement, d’améliorer l’adhésion thérapeutique des patient·e·s, d’aboutir à de meilleurs résultats de santé, avec un plus grand degré de satisfaction chez les patient·e·s et chez les professionnel·le·s. En effet les échecs de communication sont considérés comme un facteur de stress important chez ces derniers.
Toute une série d’actions déjà menées par les patient·e·s rentrent certainement dans le champ
de la littératie en santé : quand ils accompagnent un parent en consultation pour l’aider à interagir avec un professionnel, testent un questionnaire pour vérifier s’il est compréhensible et acceptable, ou encore interviennent dans des cours à l’université pour témoigner de la complexité du système et de leurs besoins. Comme le dit Don Nutbeam, promoteur historique du concept,
il s’agit aussi de « mettre de la nouvelle huile dans d’anciennes lanternes ».
Plus spécifiquement, des approches se revendiquant clairement de la littératie en santé, comme celles mettant en avant l’utilisation de questionnaires d’auto-évaluation des hôpitaux pour aboutir à un « diagnostic organisationnel » de leurs forces et faiblesses en terme de littératie en santé, comportent des critères évaluant l’implication des patient·e·s: sont-ils impliqués dans le développement et l’évaluation des documents à destination des patient·e·s? Du système de navigation au sein de l’institution? Des recommandations et des formations concernant la communication avec les patient·e·s ? Ces questionnaires s’accompagnent de « boite à outils » qui font la place belle à l’implication des patient·e·s, par exemple avec le retour d’expérience sous forme de « patient shadowing », où un·e patient·e est suivi pendant son trajet de soin et son expérience, collectée en direct.
Le « modèle de Montréal » ouvre l’éventail des apports possibles des patient·e·s au système de santé. Il les décline selon leurs modalités, allant de la simple information des patient·e·s jusqu’à la création d’un véritable partenariat avec les professionnel·le·s, et ce dans trois domaines distincts : les soins, mais aussi l’enseignement auprès des professionnel·le·s et la recherche.
En Belgique francophone, cela se traduit par un (très lent) déploiement dans les institutions de soins, avec un focus sur la qualité ou la démocratie, comme quand des patient·e·s participent à un groupe d’amélioration de la littératie organisationnelle ou sont admis à l’assemblée générale d’une maison médicale. Dans les facultés de médecine, c’est avec un focus « communication », comme quand des futurs médecins généralistes sont formés à Liège au moyen de patient·e·s simulés.
Dans le domaine de la recherche, le Centre Fédéral d’Expertise (KCE) inclut des représentants des patient·e·s dans les instances (de priorisation) de la recherche publique.
La littératie en santé, comme la communication, est avant tout un moyen. Une série de compétences. Cela ne dit rien des objectifs, du « pourquoi » on les met en œuvre. Ces objectifs peuvent être d’ordre éthique, au nom de la lutte contre les inégalités sociales de santé, mais aussi purement pragmatique, pour améliorer l’adhésion thérapeutique, la prévention des conflits ou la réduction des coûts… Une publication récente étoffe le modèle de Montréal en introduisant différents types d’implication des patient·e·s en terme de circulation de l’information, mais surtout en terme de partage du pouvoir. Au fond c’est souvent bien de ça qu’il s’agit.
La littératie en santé pour ne pas être « compliqué pour rien », et pour ne pas, au travers de cette complexité, entretenir des asymétries de pouvoir.