Penser ou panser la désinstitutionnalisation ?

Les ouvertures et les tensions d’un chantier à haut risque

Isabelle Hachez, professeur de droit, CIRC-IRIS-L, UCLouvain Saint-Louis Bruxelles
Nicolas Marquis, professeur de sociologie, CASPER-IRIS-L, UCLouvain Saint-Louis Bruxelles, ERC CoachingRituals (GA 850754).

Ce texte s’inspire d’un chapitre intitulé « Une inclusion qui fédère, une institution qui divise ? Pour une lecture ancrée, pragmatique et graduelle de la désinstitutionnalisation », écrit par Isabelle Hachez et Nicolas Marquis dans l’ouvrage Repenser l’institution et la désinstitutionnalisation à partir du handicap, publié aux Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles en 2024 (https ://tinyurl.com/ouvrage). Cet ouvrage collectif librement accessible en ligne offre un état des lieux riche et plurivoque à propos des recherches, positionnements et pistes qui concernent les notions d’institution et de désinstitutionnalisation, en particulier lorsque celles-ci sont frottées à la problématique du handicap.

Institution et désinstitutionnalisation : de quoi s’agit-il ?
La désinstitutionnalisation est un enjeu de société majeur qu’il n’est pas facile d’aborder. En effet, il déclenche fréquemment les passions, pour plusieurs raisons bien compréhensibles – parmi lesquelles le fait qu’il touche à la vie et à la qualité de vie de nombreuses personnes qui peuvent se trouver en position de fragilité, par exemple du fait d’un handicap. Mais les débats passionnés sont également nourris par une certaine indétermination conceptuelle : de quoi parle-t-on, au fond, quand on parle de « désinstitutionnalisation » ? Ne nous faudrait-il pas, en amont, une définition claire de ce qu’est une « institution » ? Et est-ce seulement possible ?
Un élément supplémentaire tend à épaissir le brouillard : dans nos sociétés que l’on peut sociologiquement qualifier d’« individualistes » – parce qu’elles accordent collectivement de l’importance au développement de chaque individu –, on a facilement tendance à voir « l’institution » d’un mauvais œil. En effet, on s’y montre, sur papier du moins, très attentifs aux « droits » des individus, tandis qu’on associe rapidement dans nos représentations l’institution à la contrainte, à l’enfermement, à l’injustice, à la norme, à l’incapacité de respecter les différences – en bref à tout ce qui risque de limiter le déploiement de notre vie personnelle, de notre équation individuelle.
Dans une telle société toujours, l’idée selon laquelle « one size fits all » n’est donc plus vraiment en odeur de sainteté. Les hôpitaux, les prisons,
les centres de soins, mais aussi les écoles, la famille, etc. sont autant d’institutions qui sont aujourd’hui bouleversées par la méfiance qu’inspirent les dispositifs indifférenciés (comme les protocoles, les examens, les contenus d’apprentissages, les normes, etc.) dont on dit qu’ils risquent de méconnaître « qui nous sommes vraiment » chacun et chacune, en nous imposant par exemple des traitements ou des modèles qui ne nous correspondent pas. En bref, l’institution est pensée en opposition à l’autonomie individuelle, qu’elle menace. Elle est ce vieil outil encombrant et qu’on n’arrive pas malgré tous nos efforts à remiser une fois pour toutes au grenier. Dans ce contexte, désinstitutionnaliser signifie recouvrer notre liberté, notre puissance d’agir et d’être qui on est. Cela permet aussi de mettre enfin un terme à des formes bien réelles de souffrance, d’injustice ou de domination.
Mais au-delà de cette approche d’emblée plutôt critique, que l’on peut par exemple observer actuellement dans certains courants promouvant la parentalité positive ou des formes d’éducation alternative, est-on plus avancé sur la définition de la (dés)institution(nalisation) ? Pas vraiment. Certains courants sociologiques ou philosophiques font remarquer de façon intéressante que cette façon de penser l’institution comme ce qui contraint, ce qui abrase ou ce qui limite est trop restrictive. Ils voient plutôt l’institution comme toute manière de faire généralement acceptée dans une société, sur laquelle vous ou nous n’avons pas de prise particulière. Le langage que nous utilisons, nos codes de conduite dans la vie de tous les jours pour se saluer ou s’ignorer dans le métro, les règles de la méthode scientifique, nos façons d’être émus ou dégoutés, ou même la passion pour l’autonomie individuelle, etc. tous ces éléments suivent des règles, qui bien sûr nous contraignent (parce qu’on ne peut pas le faire n’importe comment), mais sont également ce qui nous permet d’agir, de vivre, d’exister, de nous faire comprendre. Dans cette lecture de sciences sociales, l’institution est à la fois ce à quoi on tient et ce qui nous tient en vie et ensemble. Si on accepte que l’institution est autre chose que des murs et des bâtiments, prétendre désinstitutionnaliser pour rendre quelqu’un plus autonome n’aurait pas plus de sens que de dire à cette personne qu’elle s’exprimera mieux et sera mieux comprise par les autres si elle abandonne toutes les règles du langage commun qui nous contraignent : ce n’est tout simplement pas possible.

De l’« handicapé » à la « personne en situation de handicap »
Si on quitte ces considérations générales pour se concentrer sur ce qui se passe dans les mondes des handicaps ou encore de la santé mentale, on y observera que les débats sur l’institution et la désinstitutionnalisation sont particulièrement vifs.
Là, comme dans d’autres domaines qui traitent de personnes fragiles, l’institution renvoie d’abord à une réalité très concrète qui prend et a pris de nombreuses formes au cours des derniers siècles : des lieux de vie ou de soins plus ou moins agréables, des rapports de qualité variable entre des professionnels et des patients ou des résidents, une coupure de la société plus ou moins importante. Ici aussi, il est chimérique de prétendre qu’il existerait un consensus sur la définition de l’institution et sur le crédit qu’on lui porte : en effet, il y a bien des différences entre ce que le courant thérapeutique de la psychothérapie institutionnelle entend par l’« institution » qui prend soin, et l’image que des travaux critiques comme ceux de Michel Foucault ou d’Erving Goffman ont donné d’une certaine réalité institutionnelle.
Cependant, au-delà de ces différences importantes, on peut constater que la perspective qui tend à s’imposer aujourd’hui dans les mondes du handicap et de la santé mentale, tant du côté des acteurs concernés que des travaux de sciences sociales, tant du côté de nombreux textes juridiques que de la société civile est la suivante : l’institution, et surtout l’institutionnalisation ou le fait de vivre en institution ne constituent pas ou plus des moyens efficaces et respectueux de traitement des différences individuelles dans notre société. Pour le dire autrement : si l’appel à la désinstitutionnalisation se généralise, c’est parce que l’institution a tendance à être aujourd’hui considérée non pas tant comme une solution au problème, mais comme une partie de ce problème.
Comment en est-on arrivé là ? Il est impossible de retracer tous les tenants et aboutissants de cette longue évolution qui fait aujourd’hui de la désinstitutionnalisation un horizon éthique largement partagé15. On peut cependant s’arrêter sur un élément majeur : la consécration progressive d’une nouvelle façon de voir les personnes en situation de handicap. Pour penser que l’institution n’est pas la bonne solution pour traiter des différences individuelles, il a en effet fallu que s’opère un changement de regard sur les personnes porteuses d’un handicap.
De « l’handicapée » porteuse de déficiences ou d’anormalités à « la personne en situation de handicap », c’est le fameux passage d’un modèle médical à un modèle social du handicap qui se joue.
Le handicap n’est plus perçu comme une caractéristique personnelle, mais bien comme un construit social et situationnel généré par l’incapacité d’un environnement social à prendre en compte les différences (et non plus les déficiences) d’une personne. La responsabilité n’est plus du côté de la personne handicapée qui devrait « s’intégrer » à une société des normaux en leur ressemblant au maximum, elle se situe désormais du côté de la société dont c’est le devoir de veiller à ce que chacun puisse participer de façon « inclusive » sur base de l’égalité de tous.

La Convention relative aux droits des personnes handicapées, un tournant majeur
Cette reconfiguration est déjà bien avancée dans certains domaines. Elle a encore du chemin à parcourir dans bien d’autres. Mais elle dispose depuis une vingtaine d’années d’un soutien de poids : la Convention onusienne relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), entrée en vigueur le 3 mai 2008 et ratifiée à ce jour par 191 parties, dont l’Union européenne et la Belgique. Née du constat de l’insuffisance de la protection universelle des droits humains au détriment des personnes en situation de handicap, la CDPH est devenue un référent incontournable pour qui s’intéresse aux questions de handicap car il s’agit d’un traité juridiquement contraignant, confié à la garde d’un organe de contrôle : le Comité des droits des personnes handicapées (qui s’exprime quant à lui par le biais d’instruments dépourvus de force juridique obligatoire).
Dans un modèle fondé sur les droits humains, la CDPH instaure un catalogue de droits tout entier dédié aux personnes en situation de handicap, en se focalisant dès l’article 1.2 sur les « diverses barrières (qui peuvent) faire obstacle à (la) pleine et effective participation (des personnes handicapées) à la société sur la base de l’égalité avec les autres ». L’obstacle n’est plus le handicap, mais bien les barrières mises en place par la société, volontairement ou non, qui produisent une inacceptable discrimination envers des personnes porteuses de certaines différences.
Au niveau de l’organisation sociale, le but vers lequel la CPDH nous invite à tendre est celui d’une « égalité inclusive », comme l’explique l’Observation générale n°6 du Comité (2018).
C’est précisément en vertu de cet horizon que le célèbre article 19 de la Convention, reconnaît « à toutes les personnes handicapées le droit de vivre dans la société, avec la même liberté de choix que les autres personnes », en particulier « la possibilité de choisir (…) leur lieu de résidence et où et avec qui elles vont vivre », en ayant « accès à une gamme de services à domicile ou en établissement et autres services sociaux d’accompagnement ». Ce droit est lui-même étroitement connecté aux autres prérogatives consacrées par la Convention (entre autres les articles 12 et 14) et traversé de part en part par les principes d’égalité, d’autonomie, d’inclusion et de participation.

De la liberté de choix à la désinstitutionnalisation
Le Comité des droits des personnes handicapées a livré son interprétation de l’article 19 de la CDPH dans son Observation générale n° 5, en 2017, puis dans ses Lignes directrices sur la désinstitutionnalisation, en 2022. C’est à lui, et non à la CDPH, que l’on doit le terme désinstitutionnalisation. Le Comité a réintroduit ce terme dans le giron de l’article 19, au départ des caractéristiques prêtées à l’institution(nalisation), comme, par exemple, le fait pour des résidents de partager les services de plusieurs assistants, d’imposer aux personnes handicapées une routine stricte ne tenant pas compte de leur volonté ni de leurs préférences, de rassembler un nombre disproportionné de personnes handicapées dans un même environnement… Le Comité voit dans ces caractéristiques les vecteurs par lesquels se matérialise la ségrégation ou l’exclusion des personnes handicapées – et donc le contraire d’un traitement basé sur l’égalité tel que visé par la Convention. Mais ce que visent prioritairement les appels à la désinstitutionnalisation sont évidemment les conséquences inacceptables de formes d’institutionnalisation que le Comité a pu documenter au cours de ses travaux : la brutalité des logiques d’organisation collective au mépris des besoins individuels, le paternalisme de certains personnels, le fait pour les personnes en institutions de ne potentiellement voir personne d’autre que leurs co-résidents non choisis, l’obligation de s’acquitter de leurs besoins élémentaires à heures fixes ou de les voir ignorés, l’éventualité pour elles de se retrouver attachées à leur siège ou à leur lit des heures durant, les temps de visite réglementés par dessus elles, etc.
Dans l’esprit du Comité, les caractéristiques et phénomènes précités sont d’abord le fait de formes de vie en établissement résidentiel spécialisé, mais elles peuvent également se rencontrer à domicile. En ce sens, désinstitutionnaliser signifie non seulement fermer les lieux de prise en charge collectifs16, mais aussi s’opposer aux modes de soutien non respectueux des choix individuels.
De la même manière que les États sont appelés à lever les barrières plaçant les personnes en situation de handicap, ils doivent, in casu, faire sauter les murs et autres pratiques institutionnalisantes en vue d’assurer l’inclusion dans la société.

Pourquoi n’a-t-on pas déjà complètement désinstitutionnalisé ?
Ces appels répétés à la fin des pratiques institutionnalisantes trouvent aujourd’hui un certain écho, car ils rencontrent la méfiance à l’égard des institutions caractéristiques des sociétés individualistes, mais surtout de nouveaux modèles de soins et d’intervention sur autrui, parmi lesquels : le soin en ambulatoire plutôt qu’en structure ; la pair-aidance plutôt que la professionnalisation ; l’accueil à bas seuil dans la cité plutôt que des procédures complexes ; la déspécification du handicap et de la santé mentale plutôt que l’étiquetage en catégories fixes ; la référence grandissante au projet de vie de la personne plutôt que l’abandon à une routine d’établissement ; la montée en puissance de la référence au « rétablissement » comme modèle de soin plutôt que celle à une improbable guérison ; l’idée que derrière chaque handicap apparent pourrait bien se loger non pas une déficience, mais bien un atout, pour autant que l’environnement permette d’en développer le potentiel ; etc. À la croisée de logiques économiques et éthiques, ces nouveaux modèles qui ont explosé ces derniers temps sans pour autant faire une unanimité parfaite, partent dans différentes directions, mais ont bien comme point commun de rejeter un « anti-modèle » : celui d’une institution asilaire et médicalisée, inattentive aux bénéficiaires auxquels elle n’offre pas de réelle piste d’avenir, coupée de la cité, et participant ainsi à entretenir la ségrégation physique et morale des personnes.
Pour autant, l’appel à la désinstitutionnalisation a souvent encore du mal à trouver sa traduction pratique complète. Les freins se trouvent dans une série de raisons dont on ne peut ici donner qu’un aperçu certainement pas exhaustif : héritage d’un système de prise en charge basé sur le résidentiel institutionnel, limites des moyens financiers dévolus à l’accompagnement des projets et parcours de vie individuels, désaccord quant à l’évaluation et l’organisation des formes de compensation (financières, matérielles, etc.) du handicap, ou encore absence d’alternative concrète à l’institutionnalisation qui ne ferait pas peser un poids excessif sur des aidants-proches (membres de la famille, connaissances, etc.) déjà souvent très sollicités sans être pour autant reconnus.

La ou les personne(s) handicapée(s) ?
Toutes ces difficultés sont aujourd’hui bien connues et discutées. Penchons-nous cependant sur une difficulté qui pour être moins souvent évoquée, n’en est pas moins fondamentale. Nous avons vu que s’il était parfois ardu de débattre de l’institution et de la désinstitutionnalisation, c’est en partie à cause tant de l’indétermination conceptuelle qui règne, que de la confusion entre les niveaux analytique et normatif.
Or, quand la désinstitutionnalisation prend la forme d’un slogan (« il faut désinstitutionnaliser partout et le plus rapidement possible pour toutes les personnes en situation de handicap ou souffrant de troubles mentaux ! ») sans forcément prêter attention à l’infinie diversité des situations, une importante tension voit le jour. D’un côté, il y a l’appel bien légitime à considérer que chaque être humain, en situation de handicap, est unique, et que par conséquent, une solution acceptable et efficace pour l’un ne le sera pas forcément pour l’autre – c’est l’un des arguments clés de la critique individualiste de l’institution.
Cependant, d’un autre côté, on se réfère souvent, notamment dans les textes de hard law (comme la CDPH) ou de soft law (comme les Observations du Comité des droits des personnes handicapées), aux personnes en situation de handicap comme si elles étaient un tout catégoriel abstrait et indifférencié. Plus encore, elles sont souvent indistinctement affublées de caractéristiques communes, qui vont ensuite fonder la position éthique d’un appel parfois radical à la désinstitutionnalisation. Parmi ces caractéristiques : le fait d’être en mesure de mener une vie plus autonome qu’actuellement, et surtout le fait de désirer mener sa vie avec une autonomie maximale. Dans cette représentation, personne ne pourrait donc s’épanouir dans un système institutionnalisé, puisque chacun souhaite avoir un chez-soi et refuse de se voir imposer une routine non choisie ou de partager les services, chaque personne souhaite participer à la vie en société et refuse d’être mise à l’écart sur base de son handicap ou en vue du traitement de celui-ci. Du point de vue du Comité, par exemple, la vie en institution ne pourrait donc jamais être un véritable « choix »17.
Il est bien évident que dans d’innombrables cas, cette image de la personne en situation de handicap correspond à la réalité. Mais qu’en est-il alors des situations, elles aussi bien réelles, ou des personnes ne peuvent pas, ne veulent pas forcément d’une autonomie plus importante, des personnes pour lesquelles quitter un environnement qualifié par ailleurs d’institutionnel ne serait pas, de leur propre point de vue, porteur ? Cette tension interne à la revendication vers plus de désinstitutionnalisation pose donc des questions éthiques et pratiques majeures : qui porte la voix de ces personnes qui ne feraient pas un choix en phase avec les idéaux des sociétés individualistes, aujourd’hui soutenus par une logique juridique ? Que peut-on leur offrir comme alternative ? Et finalement, si la désinstitutionnalisation devient elle-même une institution (au sens d’une norme ou d’une règle sur laquelle on a peu de prise), ne risque-t-on pas de basculer, comme on dit, de Charybde en Scylla, et de troquer un piège pour un autre ?

Pour une approche ancrée, graduelle, pragmatique de la désinstitutionnalisation
Les travaux récemment menés dans le cadre de l’ouvrage cité en titre montrent que, parmi les parties prenantes au débat sur la désinstitutionnalisation, en particulier dans le champ du handicap, personne ou presque ne songerait à défendre l’institution totale au sens goffmanien du terme – et c’est heureux. Tout le monde s’accorde sur l’enjeu consistant à se départir d’une « culture institutionnelle qui rassemble et isole des personnes sur la base du handicap, qui les prive de liberté et du choix de leur mode de vie par une routine hospitalière dépersonnalisante et qui ne reconnait pas (ou peu) leur capacité (juridique) à prendre des décisions et à gérer leur vie de manière autonome » (pour employer les termes de Gisèle Marlière, dans le cadre de la contribution du Conseil national supérieur pour les personnes handicapées18).
Là où, pour l’essentiel, la dissension se loge, ce n’est pas sur l’enjeu mis en lumière par le Comité (la nécessité de se départir à la fois d’une logique ségrégative et d’une culture dépersonnalisante) mais sur la manière de lui donner corps. Autrement dit, c’est sur l’opportunité de s’engager dans une voie aussi radicale que celle pointée par le Comité19, niant la possibilité même de lieux de vie collectifs et limitant, ce faisant, le libre choix à une vie à domicile encadrée, que le consensus se dissout. Là où l’indétermination demeure, en arrière-fond du débat relatif à la portée de la désinstitutionnalisation, c’est sur le sens et, plus encore, les conséquences attachées à des concepts tels que le handicap, l’égalité, l’autonomie et l’inclusion. La catégorie générale et abstraite des personnes handicapées doit-elle, ou non, prévaloir, à la base, sur la singularité de certaines formes de situation de handicap et d’incapacités ? L’égalité doit-elle avant tout se traduire par un traitement égalitaire entre personnes handicapées et personnes valides, d’une part, et entre personnes en situation de handicap, d’autre part ? L’autonomie gagne-t-elle à se comprendre d’abord dans une perspective individuelle, ou également relationnelle ? L’inclusion se joue-t-elle principalement de manière unilatérale, de la société vers la personne handicapée jouissant d’un droit subjectif à participer à la vie de la cité ou, d’emblée, de manière dialectique, par ajustements mutuels de la personne handicapée et de ses co-citoyens ? Inclure dans la société, est-ce par essence être au cœur de celle-ci, au sens géographique du terme, ou, plus fondamentalement reconsidérer la commune humanité et responsabilité des uns à l’égard des autres ?
Il y a, selon nous, matière à développer une approche de la désinstitutionnalisation qui soit ancrée dans le vécu des parties prenantes au premier chef desquels les personnes en situation de handicap. Cette approche gagnerait également à être pragmatique, au sens où elle connecterait la pluralité des réalités concrètes aux idéaux moraux sans rester cantonnée à ces derniers. Elle gagnera ensuite à profiter des différentes expertises (expérientielles, militantes, professionnelles, et scientifiques notamment) pour développer une analyse des processus de désinstitutionnalisation au cas par cas, sur base de marqueurs, de degrés et d’échelles de ce qu’un environnement permet et empêche de faire. En appliquant attentivement aux différentes dimensions d’une institution qui ne sera plus considérée comme un tout indifférencié, à accepter ou à rejeter en bloc, l’approche suggérée permettra enfin une compréhension graduelle du fait institutionnel. Cette piste nous paraît bien plus prometteuse que d’attendre un hypothétique accord de toutes et tous sur ce que signifie « l’institution », et de poursuivre avec toute l’énergie nécessaire l’horizon normatif essentiel : la lutte contre toute forme inacceptable de ségrégation et d’intervention sur autrui.