L’enfant porteur de surdité et la scolarité
Par Magaly Ghesquière
Coordinatrice pédagogique des classes bilingues du fondamental, École & Surdité, Sainte-Marie Namur
Un enfant sur mille nait sourd et un enfant prématuré sur cent est sourd.
(…) C’est certainement un handicap assez fréquent et plus fréquent que d’autres maladies qui sont dépistées depuis longtemps à la naissance.
(…) La grande majorité (…) [des enfants sourds] sont nés de parents entendants.
Plus de 80 % des enfants qui naissent sourds, naissent au sein d’une famille qui ne connait pas la surdité. (…) Dans les cas de surdité sévère, où l’appareil auditif ne donne pas de bons résultats, et dans les cas de surdité profonde, l’implant cochléaire permet d’avoir une information sonore certainement importante sur une large bande de fréquences. Il permet, si l’implant est placé précocement avec une rééducation précoce d’avoir accès au développement d’une langue orale.
[Mais] ce sont des stimulations électriques transmises au nerf auditif et donc, c’est une information qui n’est pas aussi complète et aussi travaillée que celle qui est transmise par une oreille qui fonctionne normalement. (…) Tout ceci ne peut fonctionner que si on s’entoure de toute une équipe, avec des logopèdes, des psychologues, des spécialistes de l’éducation des enfants sourds qui peuvent accompagner l’enfant et sa famille dès l’annonce du diagnostic. »
(Gilain, 2015)
Actuellement, certaines formes de surdité ne peuvent pas encore être soignées. Elles sont alors compensées, plus ou moins efficacement, par les aides auditives décrites précédemment. Parallèlement à la prise en charge médicale, la dimension scolaire de l’enfant atteint de surdité est également à considérer. Ce qui reste souvent compliqué pour une personne sourde ou malentendante, même équipée d’un implant cochléaire performant, ce sont les échanges en groupe. En effet, pour bien comprendre un interlocuteur, la personne sourde ou malentendante, appareillée ou implantée, doit souvent s’appuyer sur la lecture labiale pour combler les informations auditives manquantes. Or, dans une classe, où les interactions sont nombreuses et variées, le nombre et l’agencement des personnes rendent la lecture labiale difficile, voire impossible.
Pourtant, la surdité d’un enfant n’entrave en rien ses facultés à apprendre. Il est tout à fait capable de suivre l’enseignement ordinaire. Mais l’accessibilité à une scolarité dite « normale » n’est réalisable et souhaitable que moyennant certaines conditions.
Pour les parents, la scolarisation de leur enfant sourd ou malentendant en milieu scolaire ordinaire est le plus souvent synonyme d’un véritable parcours du combattant. Chaque année, il faut sensibiliser un nouvel enseignant.
Ce dernier fera ce qu’il pourra sans réellement avoir les moyens d’offrir à son élève ce dont il a besoin. Il faut trouver des aides disponibles qui ne seront jamais en classe en permanence. Le reste du temps, l’enfant sourd ou malentendant devra se débrouiller seul.
Pour l’enfant, être le seul élève en classe porteur d’une différence est toujours difficile à un moment ou à un autre. Il doit se construire en fonction de qui il est : un enfant qui entend partiellement, beaucoup ou pas du tout. Quoi qu’il arrive, cette surdité plus ou moins présente est bien réelle. Cet enfant doit grandir avec elle et l’intégrer pleinement à son identité. Ignorer cette réalité risque d’entraîner une certaine souffrance psychologique ainsi que des lacunes langagières et pédagogiques. Ces manques peuvent s’accumuler au fil du temps, augmentant les risques de difficultés scolaires, sociales et/ou identitaires.
Pour ces diverses raisons, un dispositif scolaire ordinaire, conçu de manière réfléchie et structurée, intégrant des pratiques pédagogiques qui prennent en compte la surdité, les langues et l’accessibilité en général, est probablement une option plus prudente.
C’est notamment pour ces motifs que depuis l’année 2000, des classes inclusives et bilingues à destination d’élèves malentendants et sourds (EMS) ont vu le jour dans une école ordinaire à Namur. Ce type de cursus scolaire demeure encore actuellement le seul du genre en Belgique.
La création de ces classes inclusives en Wallonie a été initiée par des parents entendants d’un enfant sourd qui, en réponse à ce qui leur semblait être une lacune du contexte scolaire de l’époque, ont souhaité permettre à des groupes d’EMS d’accéder à une formation d’un niveau comparable à celle dispensée aux entendants, et dans la même classe qu’eux, mais de manière bilingue – en français et en langue des signes francophone de Belgique (LSFB) – afin que tout leur soit rendu accessible.
(…)[À] l’origine, ce qui nous a motivés à construire ces classes bilingues, c’était, comme pour tous parents d’enfant sourd, la question difficile de l’arrivée à l’école.
D’abord, imaginer que notre enfant sourd soit seul dans une classe où tous les autres sont entendants, qu’il soit seul avec sa différence, c’était difficile. Et le deuxième point vraiment insupportable, c’était que toute la vie de la classe, du matin au soir, il n’en reçoive qu’une petite partie ou de manière lacunaire.
C’est la question qui nous a habités, très tôt, après l’annonce du diagnostic : comment faire pour qu’il aille à l’école, qu’il ait des potes sourds et des potes entendants, ne pas être le seul différent dans un groupe, en avoir d’autres différents et d’autres comme lui ? Et comment faire pour que tous les échanges de la classe lui soient accessibles du matin au soir, pas seulement une heure par-ci par-là ou carrément pas du tout !
Ce sont vraiment les deux points qui nous ont motivés à venir rencontrer Monsieur Jacquemart, le directeur de l’école fondamentale de Sainte-Marie, d’échanger sur ces questions avec lui et avec d’autres qui étaient passés par le même questionnement, d’autres qui s’étaient penchés sur la question de la langue dans la vie des enfants sourds. D’une part, l’accessibilité de la langue française, langue sonore, qui n’est pas naturelle chez eux et d’autre part l’accessibilité à une langue naturelle, la langue des signes.
Ce sont vraiment les deux points à l’origine et au fondement de ces classes !
(de Halleux, 2015)
La Communauté Scolaire Sainte-Marie de Namur propose à des groupes composés d’élèves entendants, malentendants et sourds, un enseignement ordinaire. De la maternelle à la secondaire, chaque enfant ou adolescent bénéficie d’apprentissages adaptés à ses besoins pédagogiques et linguistiques. Chaque classe est encadrée par des binômes d’enseignants dont l’un est bilingue, français-langue des signes et spécialisé en surdité. Chaque enfant est accueilli dans la modalité qui lui convient le mieux : français oral ou langue des signes. Petit à petit, tout élève inscrit dans le programme devient bilingue. Toutes les activités pédagogiques sont accessibles et réfléchies en fonction de la mixité des profils auditifs des élèves. En section secondaire, les adolescents bénéficient d’un enseignement général. La formation proposée prépare à tout type d’études, universitaires ou non.
L’école est un reflet de la société : les petits groupes d’élèves sourds ou malentendants forment une minorité au sein d’une majorité entendante. L’élève sourd ou malentendant est ainsi confronté, dès l’école, à ce qui sera sa réalité future : vivre dans une société où la majorité parle et entend. Cependant, pour affronter cette réalité avec sérénité, l’enfant doit d’abord se construire sur des bases solides. À Sainte-Marie, l’élève malentendant ou sourd n’est pas seul à être différent. Il ne doit pas s’efforcer de ressembler à tout prix à ceux qui entendent « normalement », ni chercher à minimiser ou cacher sa déficience auditive. Il ne doit pas non plus l’assumer seul. Il peut la vivre pleinement, tester ses limites et ses possibilités, et en discuter librement avec une équipe éducative spécialisée. Il peut découvrir qui il est vraiment. Il peut se construire tel qu’il est réellement avec sa différence. Il peut se reconnaitre au travers de ses camarades et se projeter à travers certains enseignants sourds ou malentendants. L’inclusion scolaire lui permet également d’être accueilli selon ses propres besoins. Il n’est pas le seul à devoir fournir tous les efforts pour suivre le programme scolaire ou les échanges verbaux de la classe car l’équipe éducative veille à lui fournir un encadrement, des langues et des méthodes qui tiennent compte de sa surdité.
Actuellement, les classes bilingues et inclusives accueillent chaque année environ cinquante élèves sourds et malentendants. Des décrets spécifiques permettent à la Fédération Wallonie-Bruxelles d’embaucher des enseignants spécialisés aux côtés de leurs collègues francophones. La Région wallonne finance également l’engagement d’interprètes en langue des signes afin de faciliter les échanges entre les utilisateurs du français et de la langue des signes. Cependant, malgré vingt-cinq ans d’expérience, la Communauté Scolaire Sainte-Marie n’est pas encore en mesure de gérer un tel programme d’inclusion de manière totalement autonome. L’asbl École & Surdité, initiatrice du dispositif, continue de fournir un soutien logistique, financier et pédagogique à ces classes.
De nombreux défis persistent : la pénurie d’enseignants est particulièrement prononcée parmi les enseignants bilingues. Leur formation en langue des signes et en pédagogie bilingue spécialisée n’est, à ce jour, pas reconnue financièrement. De plus, le nombre d’interprètes scolaires en LSFB reste limité. Par ailleurs, les recherches linguistiques sur la LSFB restent insuffisantes, malgré les initiatives des chercheurs, et notamment celles du LSFB-Lab de l’UNamur.
Malgré les obstacles quotidiens, les élèves montrent chaque jour à leurs enseignants que le jeu en vaut la chandelle. Lors de sa remise de diplôme, Sacha, jeune adolescent sourd prononçait ces mots :
Je voulais remercier tous les profs qui parlent, qui signent, qui travaillent en binôme. Vous faites un travail incroyable et grâce à vous, on a eu un enseignement qui était beaucoup plus confortable que ce qu’on aurait eu dans une autre école. (…) Grâce à vous, pendant les quinze premières années de ma vie, j’ai pu quotidiennement aller dans le monde des sourds et dans le monde des entendants. Grâce à vous, (…) je suis bilingue. C’est une richesse et je ne vous en remercierai jamais assez. (…) Aujourd’hui, je ne regrette pas d’être sourd et c’est grâce à vous.
Pour aller plus loin :
- « Parcours de funambules » websérie, R. Volon, 2021
- « École et surdité : Une expérience d’enseignement bilingue et inclusif », M. Ghesquière et L. Meurant, livre publié aux Presses universitaires de Namur, 2018
- « Les funambules de Sainte-Marie », documentaire disponible sur YouTube, R. Volon, 2015
- « Dans les coulisses d’un enseignement bilingue (langue des signes – français) à Namur », L. Meurant et M. Zegers de Beyl, livre publié aux Presses universitaires de Namur, 2009
Bibliographie :
Dammeyer J., Pychosocial development of and psychopathology in deaf students, in 2nd International Conference on teaching deaf learners, 2017.
Deggouj, N. Lettre d’information n° 17 – 22 novembre 2002. Récupéré sur www.saintluc.be : http ://www.saintluc.be/actualites/newsletters/017/index.php
Ghesquière, M., & Meurant, L. L’ENVERS DE LA BRODERIE. UNE PÉDAGOGIE BILINGUE LANGUE DES SIGNES DE BELGIQUE FRANCOPHONE – FRANÇAIS. Glottopol n°27.
Ghesquière M., & Meurant, L. École et surdité, une expérience d’enseignement bilingue et inclusif, Presses Un. 2018.
Gilain, C. (2015, mai 13). Des cours en français et en langue des signes à Namur. (M. Wachter, Intervieweur) Récupéré sur http ://podaudio.rtbf.be/pod/lp-tvs_transversales_162f052f2015_des_cours_en__21483343.mp3
Grosjean, F. (2000). Le droit de l’enfant sourd à grandir bilingue. Neuchâtel, Suisse.
Hennaux S., Discours de remise des diplômes, récupéré en 2024 sur YouTube, chaîne Ecole & Surdité.
Manteau-Sépulchre, E. (2010, Juin). Statut et fonction(s) de la langue orale dans le cadre de projets bilingues. Approche linguistique et clinique. 32. Récupéré sur Connaissances surdités : http ://acfos.org/wp-content/uploads/base_doc/lsf/CS32_statutlangueoraleprojetbiling.pdf
Mautret-Labbé, C., & John, C. (2011, 3). L’implant cochléaire, un entre-deux identitaire. Empan(83), pp. 113-120. doi :10.3917/empa.083.0113
Mettewie, L., & Peters, M. (2008). L’apprentissage précoce des langues. pourquoi ? Pour qui ? Comment ? Presses universitaires de Namur.
Plaisance, E. (1er trimestre 2007). Intégration ou inclusion ? Éléments pour contribuer au débat. La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, pp. 160-161.
Volon, R. (Réalisateur). (2015). Les funambules de Sainte-Marie [Film].