Handicap et parentalité
Le fil(m) de la vie
Réaliser un film ou faire un enfant. De la création à la procréation. Le fil(m) de la vie. Je voudrais réaliser le film imaginé dans ma tête. Il sera l’œuvre de ma vie, mon « enfant ». Je rêve que le moindre détail atteigne la perfection des images que je m’en suis faites. Je voudrais le meilleur et j’espère qu’il sera apprécié par le monde entier. L’histoire me semble bien bâtie et le projet solide, mais longue sera la gestation pour qu’enfin il naisse.
Lorsqu’un enfant est conçu avec l’ambition de l’amour, tout parent l’imagine dans le même esprit. Avant même sa naissance, il sera une image rêvée, le reflet du bonheur, la projection d’un film avec un happy end.
Si concevoir un enfant revient à s’en remettre à la grande loterie de la vie, concevoir un film revient à s’en remettre à la confiance placée en la qualité de chacun des intervenants : du scénariste au producteur, des acteurs à chaque membre des équipes, à chaque étape.
Dans la réalité de ce long processus, il est rare d’obtenir toutes les conditions rêvées. Des obstacles et des handicaps apparaissent souvent.
Que ce soit un scénario décevant, un comédien espéré que l’on n’a pas, des moyens techniques ou un nombre de jours de tournage insuffisants, des conditions climatiques capricieuses, etc.
Mais au final, la paternité me reviendra en qualité de réalisateur, qu’il soit donné réponse à mes attentes ou qu’il faille composer avec de très nombreuses restrictions. Le film m’apparaîtra imparfait. J’y verrai tout ce qui n’a pu correspondre à celui gravé dans ma tête. Et les autres feront de même, sans chercher à comprendre. Je me sentirai responsable, presque « coupable ». J’en oublierai la somme des innombrables petites réussites, les exploits accomplis pour faire exister le film au mieux, au plus près de mes espérances.
Chaque impression négative d’un spectateur me déchirera les entrailles et me renverra vers une paternité qui n’était pas celle que j’avais imaginée.
Lorsqu’un enfant naît porteur de déficience, le ressenti d’un parent n’est pas différent, hormis le fait qu’il ne maîtrise en rien le processus de procréation. Des pages entières du scénario sont arrachées. Des scènes entières, consciencieusement imaginées, sont supprimées. Le diagnostic fait oublier que la naissance d’un enfant, qu’il soit atteint de déficience ou non, n’est que le début du processus de sa réalisation.
Il reste une histoire en devenir et à écrire, un scénario à réaliser, à sa mesure. Mais pour ce faire, il est impératif de trouver l’énergie pour se retrousser les manches, embrasser et s’approprier le « sujet » et, par-dessus tout, trouver, autour de soi, une équipe prête à vous aider à relever le défi.
Il m’est arrivé, durant ma carrière, de devoir diriger des films sur la base de scénarios jugés très imparfaits. Sans aide, sans bonne volonté des équipes, il m’aurait été impossible de mener à bien ces aventures. Et de garder en souvenir l’incroyable épopée, avec le plaisir et la fierté d’avoir essayé. Sans soutien et sans espoir, je n’aurais jamais trouvé l’énergie et la force de tenter de réaliser simplement le meilleur film que je puisse faire et de me battre pas à pas pour lui. De la même manière qu’il est impossible à un réalisateur de tenir tous les rôles, que ce soit physiquement ou compte tenu des compétences de chacun, des parents ont besoin d’être entourés, aidés et soutenus. Et puis, comment appréhender un film si l’on se focalise uniquement sur les problèmes, obstacles et autres aspects négatifs ? Or, le diagnostic, tel un verdict impitoyable, occulte trop souvent toutes les autres facettes de l’enfant, au point de coller sur son front l’étiquette d’« handicapé », tel un carcan, qui masque toutes ses richesses, toutes ses potentialités, jusqu’à la négation de l’être. Comment pourrait-on envisager un avenir positif lorsque l’exposé de la situation, le diagnostic, est présenté sous l’unique prisme de l’incapacité, de la déficience et de leurs perspectives handicapantes ?
Lorsque le diagnostic de mon fils a été posé, quatre mois après sa naissance, il m’a fallu du temps pour appréhender ce scénario imprévu et en accepter les défis innombrables. Il m’a fallu du temps pour me rappeler qu’il pourrait engendrer le plus beau des films, que la qualité ne se mesure pas aux moyens mis à disposition, qu’il faut réécrire et adapter l’histoire avec ce qui nous est imposé. Il m’a tout simplement fallu du temps pour comprendre que la création, au même titre que la procréation, n’était pas une compétition ; que les jugements et valeurs sont des prismes pervers et variables selon l’angle choisi ; que le quotient intellectuel est une valeur construite selon une norme douteuse qui ne tient nullement compte d’autres facultés, dont celles d’aimer et plus simplement… d’être. Il m’a enfin fallu du temps pour comprendre que Lou n’était pas un handicapé, mais une personne unique et riche de sa réalité, avec ses difficultés liées à sa cécité et à sa différence mentale.
Luc Boland, papa de l’artiste Lou B., fondateur de la Fondation Lou, de la Plateforme Annonce Handicap et de The Extraordinary Film Festival.
Extrait de « La folle épopée de Lou » – éditions Racine
Auteur : Luc Boland
© Éditions Racine, 2024