Accessibilité, inclusion et démocratie
Sur base d’une interview avec Philippe Harmegnies
Directeur – Fondateur de Passe-Muraille
Quand on vous dit « accessibilité », à quoi pensez-vous ? Probablement à une rampe d’accès devant un bâtiment, empruntée par une personne en chaise roulante ? L’image d’Épinal, bien que (partiellement) exacte, est très réductrice, voire dommageable pour les personnes en situation de handicap. On vous explique pourquoi.
En Belgique, 1 400 000 habitants sont des « personnes en situation de handicap ». 80 %, soit l’immense majorité, des handicaps surviennent au cours de la vie, à la suite d’un accident ou d’une maladie invalidante, par exemple. Nous sommes tous susceptibles, un jour, d’être concernés par le handicap, que ce soit pour nous ou pour un proche.
Ce qui rend handicapé, c’est la situation environnementale dans laquelle une personne se trouve. Si la situation environnementale est adaptée, il n’y a plus de handicap puisque la personne peut faire « comme tout le monde ».
Si l’accessibilité est subie, on adapte, ou on s’adapte, aux besoins d’un utilisateur identifié comme « inadapté » à un fonctionnement « standard ». On modifie l’existant, on s’impose des contraintes pour simplifier la vie d’une minorité de personnes qui « souffrent » d’un handicap.
On « défigure » un bâtiment pour y installer une rampe d’accès, on délaisse un bâtiment historique plein de charme mais « impossible à mettre aux normes ». Bien que la majorité des handicaps soient invisibles, la perception négative de la personne handicapée, pour laquelle il « faut consentir » à des adaptations, ne repose finalement que sur une minorité de handicaps visibles.
Cette vision de l’accessibilité et de l’inclusion fait porter aux seuls usagers en situation de handicap le poids d’un projet qui a tout simplement été mal conçu dès le départ.
C’est quoi une « mobilité réduite » ?
Typiquement, on le disait, la représentation de la « mobilité réduite » porte sur des personnes en chaise roulante. Or ces usagers ne représentent qu’une minorité des personnes qui bénéficieront des installations d’accessibilité ! En effet, 60 % des « personnes à mobilité réduite » sont des seniors, 25 % sont des familles (avec poussette par exemple). Soit 85 % environ des usagers qui bénéficieront des installations « d’accessibilité » et qui ne sont pourtant pas concernés par le handicap moteur.
Les 15 % restants sont constitués à hauteur de 10 % par les personnes handicapées (tous handicaps confondus) et les 5 % restants sont des travailleurs : brancardiers, livreurs… Prenons l’exemple de la rénovation d’un centre culturel ; ce sont les plaintes des régisseurs son et lumière, qui peinaient à déplacer leur matériel lourd et encombrant, qui ont fait comprendre à l’architecte l’importance du travail sur l’accessibilité du lieu.
La personne handicapée, cette inconnue
Parmi les activités organisées par Passe-Muraille, plusieurs ont pour objectif de « démystifier » les personnes en situation de handicap. On l’a dit plus haut, les représentations ont la vie dure, que ce soit sur le handicap, la personne qui le porte ou même la manière dont les personnes valides peuvent l’assister. Il y a quelque chose d’ironique à se dire qu’à l’aube de la deuxième moitié du XXIe siècle, une société aussi « évoluée » que la nôtre en soit encore à « démystifier » le handicap et à philosopher sur l’opportunité de l’inclusion d’une catégorie de citoyens à leur propre société, mais passons.
Parmi les activités de Passe-Muraille, donc, il y a notamment des « ateliers miroir ». Des personnes valides sont soumises à une simulation de handicap, et doivent tester en conditions réelles l’accessibilité de leur service (utilisation des transports en commun, trajet vers et dans un hôpital…). Cette « démystification » a pour objectif de faire prendre conscience du « pourquoi » d’une démarche d’accessibilité, de ce qui vient avant et après, et des raisons pour lesquelles les consignes sont données dans un sens plutôt que dans l’autre.
La démystification facilite également le contact chez des personnes qui voudraient aider, mais n’osent pas par peur de commettre une maladresse. La relation s’engendre alors autour de la rencontre d’une « envie de bien faire » et les besoins réels de l’autre, les représentations s’évanouissent et la magie de la rencontre opère. Souvent durablement.
Penser « accessibilité » avant, pendant et après
Pour « bien faire », l’accessibilité doit être un prérequis dès les premières étapes de la réflexion autour d’un projet. C’est à cette seule condition qu’un projet sera vraiment accessible, et pas une variante, une « v2 » rendue accessible à force d’interventions et d’ajouts postérieurs plus ou moins réussis.
C’est particulièrement sensible en matière d’architecture, mais ça l’est tout autant en matière de développement informatique, pour ne citer que ces deux secteurs.
La volonté politique est ici prépondérante, notamment en matière de marchés publics. L’accessibilité doit y être directement reprise dans le cahier des charges ; elle doit devenir un prérequis pour tout développement demandé par les pouvoirs publics. Et ce n’est pas (que) Passe-Muraille qui le dit, c’est aussi la Commission européenne, puisque des directives sont déjà, et seront bientôt, en vigueur en matière d’accessibilité (NDLR : voir Le Chaînon 67, juin 2024).
Mais l’important, en matière d’accessibilité, ce n’est pas tant de cocher des cases « pour la beauté du geste », de respecter des critères binaires (atteint/pas atteint), que de comprendre le sens de ce qui est demandé. Si on ne comprend pas le sens de ce qu’on fait, généralement on fait n’importe quoi.
Et c’est d’ailleurs à cet égard que le savoir-faire doit être accompagné d’un faire savoir : si les équipes évoluent, les nouveaux arrivants doivent être informés des objectifs et des raisons pour lesquelles une démarche d’accessibilité a été amorcée, et des modalités de son application.
Par exemple, si plus personne ne sait que telle porte, dans le bâtiment, est une sortie de secours, elle peut être encombrée par du mobilier, ce qui la rend inefficace et inutile. Idem si les installations ne sont pas entretenues adéquatement, etc.
Une nécessité pour la démocratie
Bouclons la boucle avec le début de cet article, les représentations négatives, la « démystification » de situations de vie qui existent depuis que le monde est monde, et une perspective pas franchement réjouissante pour la démocratie et la place réservée aux personnes en situation de handicap, quel qu’il soit. La montée des extrêmes, partout en Europe, fait craindre le pire. Quelle place la solidarité et l’inclusion ont-elles encore dans des régimes d’extrême (gauche ou droite, d’ailleurs) ?
Parce qu’il faut à un moment conclure un article qui aurait pu tenir sur dix pages, sachez que chez Passe-Muraille, on ne communique (volontairement) pas le 3 décembre, qui est la journée internationale des personnes handicapées. On communique une semaine plus tard, le 10 décembre, qui est la journée internationale des droits humains. Parce que, faut-il le rappeler (manifestement oui), les personnes handicapées sont aussi des humains.